La lutte commune entre le mouvement des femmes et la gauche au Maroc : une dialectique à examiner

Par Mustapha Antra, Chercheur universitaire

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-Au Maroc, la relation entre le mouvement des femmes et la gauche est l’une des plus intéressantes de l’histoire. Cette relation a un rôle central dans l’évolution de la lutte pour les droits politiques et sociaux des femmes.

*  Le lien organique entre le mouvement des femmes et la gauche :

Depuis sa création, le mouvement moderne des femmes au Maroc a été étroitement associé aux mouvements de gauche, qui ont servi d’incubateur politique et intellectuel aux luttes des femmes. Cependant, cette relation a subi de profondes transformations, notamment avec le déclin de la gauche aux niveaux national et international et la montée des mouvements conservateurs qui cherchent à saper les acquis des femmes. Ce changement a grandement affecté la trajectoire du mouvement des femmes, ce qui rend nécessaire l’analyse de cette relation et de ses effets sur les luttes des femmes.

Le mouvement des femmes marocaines est né au sein des partis et des organisations de gauche, les femmes appartenant à ces courants constituant le noyau solide du mouvement à ses débuts. Dans les années 1970 et 1980, alors que la gauche marocaine menait ses batailles contre la tyrannie et l’injustice sociale, de nombreuses militantes ont pris conscience que la libération des femmes ne pouvait être séparée de la lutte pour la démocratie et la justice sociale. Cette phase a été le catalyseur de la fusion des questions féminines avec les questions générales de la société, les activistes considérant la réalisation de l’égalité des sexes comme une partie essentielle du projet progressiste de la gauche.

Durant cette période, les partis de gauche ont adopté un discours appelant à l’émancipation des femmes des contraintes sociales et culturelles, estimant que leur autonomisation était une condition préalable à la modernisation de la société. Cette prise de conscience a conduit à la création d’organisations de femmes indépendantes des partis politiques depuis les années 1980, mais proches de la gauche dans leurs principes et leurs objectifs. Ces organisations ont joué un rôle majeur dans la mobilisation des femmes et la sensibilisation à leurs droits, et ont contribué à la création d’un mouvement social et politique autour des questions féminines.

La gauche n’était pas seulement une partie du mouvement des femmes, mais aussi une alliée stratégique dans ses batailles pour l’égalité. Elle a apporté un soutien politique et médiatique, et a contribué à encadrer les luttes des femmes par l’intermédiaire de la presse du parti, des associations de défense des droits de l’homme et des syndicats. Les partis de gauche ont été les premiers à inclure les questions relatives aux femmes dans leurs programmes politiques, considérant la libération des femmes comme une partie intégrante du projet progressiste de la société marocaine.

L’une des étapes les plus marquantes qui illustre la force de cette alliance est l’initiative « Un million de signatures » lancée par les organisations de femmes en 1992 pour exiger une réforme du code du statut personnel. Cette démarche, qui visait à instaurer l’égalité des sexes dans le droit de la famille, a été largement soutenue par les partis de gauche, qui y voyaient une étape nécessaire à la modernisation de la société. Toutefois, la campagne s’est heurtée une opposition acharnée du roi Hassan II, qui a refusé de toucher au code du statut personnel, estimant qu’il interférait avec ses pouvoirs de « Commandeur des croyants ». Son célèbre discours contre cette initiative est révélateur de la sensibilité de la question, mais il a également mis en lumière la force de la coordination entre le mouvement des femmes et la gauche, qui a embrassé les exigences de la modernisation face aux courants conservateurs.

*  Le déclin de la gauche et son impact sur le mouvement des femmes :

Au début du 21ème siècle, cette alliance stratégique a commencé à s’essouffler en raison des changements politiques survenus au Maroc. Avec le déclin de la gauche aux niveaux national et international, le mouvement des femmes a commencé à perdre une grande partie du pouvoir de masse et du soutien politique dont il avait bénéficié dans le passé. La gauche a toujours été un soutien important pour le mouvement des femmes, lui fournissant la couverture politique et le soutien organisationnel dont il avait besoin pour affronter les courants conservateurs. Ce déclin a rendu le mouvement des femmes plus vulnérable aux pressions et aux attaques des forces conservatrices, qui cherchent à saper les acquis des femmes sous prétexte de préserver la spécificité culturelle et religieuse de la société.

Le déclin de la gauche ne s’est pas seulement produit au niveau de la force politique et organisationnelle, mais aussi au niveau du discours et des principes. La gauche marocaine n’est plus la force efficace qui menait les luttes de masse et s’opposait fermement à la tyrannie et à l’autoritarisme. Elle n’est plus la gauche qui donnait la priorité aux questions sociales et défendait avec passion les droits des travailleurs à l’égalité, à la dignité et à la justice sociale. Ce n’est plus la gauche qui produit une littérature intellectuelle et culturelle dans laquelle la société trouve des réponses à ses questions et à ses attentes lorsqu’elle a perdu sa boussole et n’est plus capable de se renouveler. En un mot, la gauche n’est plus cette force sociale capable d’opérer le changement politique souhaité. Ce déclin a fortement affecté le mouvement des femmes, qui a perdu une grande partie de sa force d’organisation et de sa capacité de mobilisation.

Le mouvement des femmes au Maroc est aujourd’hui confronté à un double défi : d’une part, la nécessité de reconstruire ses alliances avec les forces démocratiques ; d’autre part, la nécessité de renouveler ses stratégies de lutte pour faire face à la montée du conservatisme qui menace les acquis des femmes.

Pour clore, la lutte pour les droits des femmes au Maroc reste étroitement liée au sort de la gauche et des forces modernistes dans le pays. Sans un mouvement des femmes dynamique et une gauche forte capable de reprendre son rôle de leader, la bataille pour une véritable égalité et une pleine citoyenneté restera incomplète, et les droits des femmes continueront d’être soumis à des régressions.