Décryptage de la dernière sortie de Benkirane : Après avoir rempilé en 2016 et dessalé ensuite par une traversée du désert, il veut se repositionner en 2026

Par Belkassem Amenzou, docteur en communication politique

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Après la reconstruction de la légitimité électorale à l’issue du neuvième congrès de son parti[1], Abdelilah Benkirane tente d’offrir une autre image à ceux qui l’ont suivi, à ceux qui le suivent encore et aux électeurs qu’il cherche à séduire pour soutenir sa Lampe[2] pendant le virage électoral[3] de l’été 2026.

C’est, semble-t-il, son objectif avant de se retirer définitivement de la chose politique. En d’autres termes, politiquement parlant, il veut rentrer dans l’Histoire et la marquer.

 Lors de sa dernière sortie à l’occasion des festivités du 1er Mai, il a prononcé un discours, en utilisant des stratégies discursives qui relèvent du discours épidictique[4] (discours démonstratif), quand il s’en prend virulemment à ses adversaires politiques, notamment au patron de la Colombe[5], pour le blâmer, poussant le bouchon plus loin jusqu’à utiliser des termes provocateurs.

Pour soigner un ethos positif, il n’a pas hésité à ridiculiser son adversaire, en employant des procédés discursifs relevant du registre de l’attaque ad hominem[6], l’ironie, voire même la violence verbale et l’injure.

Cette tactique discursive serait bien étudiée pour provoquer l’Autre afin de mettre à profit ses fenêtres médiatiques, (qui vont automatiquement contre-attaquer), et, par ailleurs, lui permettre de transmettre son message dans le but de ratisser large et grignoter des voix au camp de la Colombe. Car d’aucuns iront consulter le message à la source, avant de se faire une opinion, surtout qu’il ciblait le pathos qui inspire les émotions.

Outre la provocation, ce même genre du discours épidictique a été également manipulé pour louer l’action de certaines parties, certainement à des fins politiques.

Lors de la même prise de parole, il passait, après une transition puisée dans le registre du storytelling[7], au «discours judiciaire» pour accuser, explicitement ou implicitement, des adversaires politiques, particulièrement le patron de la Colombe, qu’il a mis sur la sellette, adressant au passage le message à qui de droit, tout en défendant le bilan de son parti quand il était aux commandes de la chose publique.

En naviguant entre les deux genres précédents du discours, il a utilisé également le «discours délibératif» pour influencer, convaincre et établir des rapports de force. L’objectif est de se repositionner, en 2026, sur l’échiquier politique national.

D’ailleurs, il a fait clairement allusion à sa performance discursive, notamment la mise en corps du discours, en lançant un défi à son adversaire, qui à ses yeux ne savait pas discourir en politique.

Par ce défi, l’homme rappelle ses joutes verbales en 2016, quand il s’adressait, en pleine compagne électorale, au patron[8] du Tracteur qui était à cette époque plus puissant que le rival actuel. Lors d’un meeting électoral à la veille des législatives de 2016, rappelle-t-on, il a interpellé ses partisans et l’ensemble des citoyens, en les mettant en garde contre «ce monsieur, sans le nommer, qui voulait diriger la prière sans faire les ablutions». Le coup fatal a été ainsi asséné à son adversaire politique.

A cette époque, Benkirane, conforté dans son fauteuil de chef du gouvernement sortant, voulait rempiler et consolider le positionnement de son parti sur l’échiquier politique national. L’objectif a été atteint.

Aujourd’hui, le contexte n’est plus le même et le personnage n’a pas le même objectif. Après une traversée de désert, qui l’a bien dessalé, l’homme cherche à se repositionner et finir en beauté, politiquement parlant. Autant dire qu’il va «jouer le tout pour le tout», mais sans miser tout au risque de tout perdre.

La dernière sortie, en animant un meeting à l’occasion de la fête du Travail, serait bien calculée pour son timing crucial. Peu de temps après son allocution, son message a enflammé les débats dans le réel et le virtuel, éclipsant les festivités du 1er Mai et la «Journée mondiale de la liberté de la presse» (3 Mai), qui sert à rappeler la nécessité de respecter la liberté de la presse.

Bref, il a orienté son discours dans le but d’agir sur l’autre pour le faire agir et réagir. Chose que ce dernier a faite à partir de la ville de Dakhla, annonçant une tournée nationale et l’ouverture d’«une nouvelle voie des réalisations». Il s’agit d’une approche qui s’inscrit dans l’esprit de sa ligne de conduite politique basée sur l’action, la proximité et l’ancrage dans les territoires.

Cette initiative louable, en se basant sur l’action qui fera parler du parti politique et promouvoir son image, aurait été souillée par une défaillance communicationnelle on ne peut plus grave.

En fait, une responsable[9] du parti voulait mettre en valeur un projet[10] structurant dans la région, n’aurait pas été prudente en politique et plus particulièrement en communication politique, en évoquant ce que son adversaire rangerait politiquement dans la case de «conflits d’intérêts» pour revenir à la charge et tirer un penalty qui lui est accordé puisque l’infraction s’est produite à l’intérieur de la surface de réparation de la Colombe.

Cette défaillance communicationnelle a été rapidement interceptée, interprétée et largement relayée sur les réseaux sociaux, entachant ainsi l’évènement et l’image de la Colombe, qui aurait été également compromise par les scènes enregistrées dans des vidéos postées sur la Toile par des médias locaux, dévoilant la vieille pratique de parachutage pour meubler l’espace.

A ce propos, il faut dire que même si l’opinion publique reste versatile dans le réel et encore plus dans le virtuel, les leaders d’opinion[11], qui demeurent influents lors des élections, remettront les dysfonctionnements en question sur le devant de la scène électorale, politique et médiatique.

Si cela ne servira pas forcément la Lampe de Benkirane, force est de constater qu’il desservira à bien des égards la Colombe d’Akhannouch. Et voilà la boucle est bouclée.

Dans le paysage politique marocain, comme nous l’avons souligné, Benkirane ne cherche aujourd’hui qu’à se repositionner sur l’échiquier politique et terminer le parcours en beauté.

C’est pour cela qu’il gère ses stratégies discursives sans porter préjudice à ses probables futurs alliés, notamment la Balance[12] de Nizaz Baraka, le Tracteur[13] de Fatima Ezzahra El Mansouri, le cheval[14] de Mohamed Joudar et dans une moindre mesure l’Epi[15] de Mohammed Ouzzine, après avoir poussé au suicide[16] politique le patron du Livre[17] et couper les ponts avec le patron de la Rose[18].

D’ici là, le patron de la Lampe tenterait de mettre à profit, notamment le projet de la réforme du régime des retraites et des éventuels débats autour des lois qui devraient régir le processus électoral, pour investir et réinvestir l’espace public, rassurer qui de droit, provoquer certains, glisser des messages à d’autres, tendre la main aux futurs probables alliés et séduire bien entendu les électeurs.  

Finalement, d’après cette analyse, qui demeure toutefois non exhaustive, la Colombe ne parviendrait pas à préserver le fauteuil de la présidence du gouvernement, ce qui confirmera la coutume politique, dictée par les urnes et d’autres paramètres du contexte politique, et selon laquelle aucun premier ministre, (plus tard chef du gouvernement), n’a rempilé pendant le nouveau règne.  


[1] Le PJD, parti de la Justice et du développement

[2] La Lampe, symbole électoral du PJD

[3] Elections législatives pour le renouvellement des membres de la Chambre des représentants

[4] Le discours épidictique (dénomination grecque) ou discours démonstratif (dénomination latine) est un registre qui fait partie des trois genres de discours distingués par Aristote dans sa Rhétorique : délibératif, judiciaire et épidictique.

[5] Aziz Akhannouch, président du Rassemblement national des indépendants (RNI)

[6] Un argument de rhétorique qui consiste à attaquer son adversaire sur la cohérence de ses propos

[7] Communication narrative qui se définit comme l’art de raconter une histoire

[8] Ilyass El Omai, à l’époque secrétaire général du Parti authenticité et modernité (PAM)

[9] Mme Zakia Driouich, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Agriculture, du Développement rural et des Eaux et forêts, chargée de la Pêche maritime.

[10] Un projet d’une Écloserie de poissons, dont le propriétaire est un membre du RNI, qui aurait bénéficié d’une subvention de plus de 10.1 millions de dirhams.

[11] Un concept issu de la théorie de la communication à double étage proposé par Paul Felix Lazarsfeld, sociologue américain d’origine autrichienne, (1901-1976).

[12] La Balance est le symbole électoral du Parti de l’Istiqlal (PI), dirigé par Nizar Barak.

[13] Le Tracteur est le symbole électoral du Parti de l’authenticité et modernité (PAM), créé en 2008.

[14] Le Cheval est le symbole électoral du parti de l’Union constitutionnelle (UC), dirigé par Mohamed Joudar.

[15] L’Epi est le symbole électoral du Mouvement Populaire (MP), dirigé par Mohamed Ouzzine.

[16] En 2016, Mohamed Nabil Benabdellah a fait l’objet d’un communiqué du Cabinet royal, dénonçant sa perversion politique. «Ces déclarations sont en contradiction avec les dispositions de la Constitution et les lois qui encadrent la relation entre l’Institution monarchique et toutes les institutions et les instances nationales, y compris les partis politiques», avait souligné le communiqué du cabinet royal, en septembre 2016.

[17] Le Livre est le symbole électoral du PPS (Parti du progrès et du socialisme).

[18] La Rose constitue le symbole électoral de l’USFP (Parti socialiste des forces populaires).