Les murs/ The wall(s), ces confesseurs silencieux

Par Mme Houda Elfchtali

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Depuis toujours, les murs m’accompagnent, dressés comme des géants immobiles au cœur de nos vies. Ils se tiennent là, stoïques et mystérieux, tels des gardiens muets qui recueillent nos souffles et nos confidences. Dans ma mémoire résonnent les murs blanchis à la chaux de la médina, fissurés comme une peau ancienne, où l’ombre et la lumière s’entremêlent. Ils vibraient des chuchotements des passants, des rumeurs d’une ruelle, des rires d’enfants glissant entre les pierres. Et les murs de ma maison d’enfance, suintant de mémoire et d’humidité, gardaient en leurs veines de calcaire les voix étouffées de mes aïeux. Murs de silence, parfois lourds, parfois tendres, ils nous enseignent que chaque fissure est un mot que le temps n’a pas su effacer.

Mais le mur n’est pas seulement barrière : il est aussi forteresse. Les murailles de Meknès, immenses et souveraines, portent la majesté d’un règne et la fierté d’une cité. Leur teinte ocre s’enflamme au coucher du soleil, comme pour rappeler que la pierre aussi connaît la gloire et la mélancolie. Car aucun mur, si haut soit-il, n’arrête l’usure des saisons. Les murailles sont comme des poèmes gravés dans la poussière : elles défient et s’effritent tout à la fois.

Il existe aussi les murs universels, ceux qui marquent l’Histoire au fer rouge. Le Mur des Lamentations, saturé de prières, où chaque interstice abrite une espérance pliée en secret. Le Mur de Berlin, fracture béante d’un siècle, abattu dans une symphonie de pierres et de liberté retrouvée. Ces murs portent en eux des cicatrices de peuples entiers. Ils sont mémoire debout, monuments de douleur et de délivrance.

Et puis, il y a les murs des artistes. Des fresques antiques aux graffitis flamboyants, chaque couleur déposée sur la pierre est un défi lancé à l’oubli. Le « Wall » des Pink Floyd, immense et oppressant, incarne l’isolement d’une âme bâtissant pierre après pierre sa propre prison intérieure. Roger Waters y montrait la lente édification d’une solitude irrévocable, où le béton n’était plus matière mais silence compact. Ce mur invisible, fait de non-dits, est peut-être le plus étouffant.

Les poètes et les philosophes, eux aussi, se sont approchés de ces parois. Paul Valéry parlait des murs de l’esprit : « Le plus profond, c’est la peau », rappelant que la surface est déjà un mur à franchir. Rilke écrivait dans ses Cahiers de Malte Laurids Brigge : « Il y a des murs entre les êtres, et parfois, on passe sa vie à chercher une porte qui n’existe pas. » Derrida, lui, méditait sur les frontières comme des murs mouvants, où l’identité se dessine autant qu’elle s’efface. Ces voix, venues d’horizons différents, disent toutes une même vérité : le mur n’est jamais neutre, il est toujours mémoire, séparation, question posée à l’humanité.

Dans The Edge of the Blue, j’ai confié aux murs un rôle de témoins. Témoins de nos fragilités, de nos défaillances, de nos impossibles traversées. Ils se dressent devant nous comme des confesseurs muets, observant nos hésitations, nos élans brisés, nos rêves écroulés contre leur dureté. Ils voient mieux que nous nos fissures intérieures.

Et pourtant, le mur sait aussi s’offrir comme page blanche. Là où certains peignent des fresques, d’autres accrochent des mots, d’autres encore transforment sa surface en partition. Chaque mur est une invitation à l’audace, un défi à la verticalité. Le mur est obstacle, mais il est aussi promesse : il appelle l’échelle, la brèche, la main qui ose tracer.

Car à tout mur correspond une porte invisible, à tout silence une parole prête à jaillir, à toute clôture un désir d’élan. Le mur est notre miroir : solide et fragile, menaçant et protecteur, figé et mouvant. Il enferme et délivre. Il est tout cela à la fois.

Lorsque je marche aujourd’hui le long des murs de ma ville, je les entends presque respirer. Certains se taisent avec dignité, d’autres s’effritent et s’abandonnent, d’autres encore éclatent de couleurs sous les pinceaux des passants. Ils m’enseignent la patience du temps, la fragilité de nos frontières, et la beauté de l’éphémère. Aucun mur n’est éternel, sauf celui que nous portons en nous. Mais heureusement, l’écriture, la musique, l’amour, ont ce pouvoir mystérieux de fissurer même les murailles les plus épaisses.