Sociolinguistique et analyse/production du discours politique au Maroc : Cas des débats politiques télévisés

Par Docteur Rachid Arraichi*
Résumé : L’objet de cet article est de montrer l’importance de la sociolinguistique dans l’analyse et la production du discours politique, celui notamment produit dans des situations interactionnelles. Dans les débats médiatisés par exemple, ceux impliquant des participants marocains, il est le plus souvent constaté une défaillance communicationnelle qui frôle fréquemment la violence verbale et fragilise grandement la portée persuasive du débat. Des facteurs multiples peuvent en constituer le ressort. Mais, pour nous, et c’en est là l’objectif de notre intervention, l’effet situationnel qu’implique et engendre la situation de débat serait fortement dominé par l’effet sociolinguistique formé et façonné de manière durable et plus ou moins continue à l’extérieur de cette situation conjoncturelle, qui s’avère parfois trop artificielle pour être suffisamment maîtrisée.
L’objet de cette communication est l’analyse et la production du discours politique au Maroc ; nous allons centrer notre attention sur les débats politiques télévisés pour la raison toute simple que l’intérêt de la sociolinguistique s’y manifeste de manière plus claire. Nous nous intéressons tout particulièrement au rôle de cette discipline dans la compréhension/analyse et la production de la communication politique de manière générale et du discours tenu par les politiciens dans les médias de manière particulière. Nous postulons que, pour les sociétés arabes, le Maroc dans le cas d’espèce, ce rôle est capital.
Dans un premier temps, nous présenterons globalement le dispositif général du travail qui montrera la place et le rôle que pourrait avoir la sociolinguistique dans l’analyse et la production du discours politique proféré notamment dans les débats politiques télévisés.
Dans un deuxième temps nous évoquerons quelques recherches entreprises et en train de l’être sous notre encadrement qui attestent de la pertinence de notre thèse.
- Dispositif théorique et méthodologique :
La sociolinguistique, ayant donné ses lettres de noblesse au contexte social dans l’explication des faits de langue, a permis de valoriser l’étude des conversations et, par la suite, des débats. Les deux grands versants de la sociolinguistique, à savoir la sociolinguistique variationniste initiée par William Labov et la sociolinguistique de société lancée par Fishman, ont grandement investi dans les enquêtes entreprises sur le tas l’héritage de l’ethnographie de la communication dont le nom le plus cité est Dell Hymes. L’on citera, pour rappel, les donnes suivantes :
- l’importance accordée à l’ordre de l’interaction ;
- l’importance du contexte dans la compréhension d’une interaction verbale. Le statut des participants et leur appartenance socioculturelle permettent de mieux expliquer leur communication qui englobe aussi bien l’aspect verbal que les aspects non verbal et para-verbal.
- les outils mis à contribution pour la réalisation d’investigations de terrain fiables.
Les travaux des ethnographes de la communication ont fourni la base de ce qu’on appelle l’interactionnisme multimodal. Le débat étant un tout indivisible, son traitement nécessite une mise en relation des différentes composantes de la communication. Le traitement d’une partie implique obligatoirement une thèse intégrant la totalité des parties. C’est ce qui se dégage dans les quatre thèses qui suivent : celle de Goffman qu’on nommera « la mise en scène de la vie quotidienne » ou la promotion de la microsociologie ; celle du sens pratique appelée aussi théorie de l’habitus ; celle de Vion sur l’interlocutif et le social qu’on nommera également thèse des places ; celle, enfin, de Charaudeau axée sur la problématique d’influence.
I.1. Goffman : La mise en scène de la vie quotidienne ou la dramaturgie sociale :
Le travail sur les débats politiques en tant qu’objet d’analyse n’aurait jamais eu lieu s’il n’y avait pas en amont et en avant une valorisation des situations de discussion et de conversation ordinaires par les ethnométhodologues et les ethnographes de la communication et, par la suite, les travaux entrepris dans le cadre de l’interactionnisme symbolique (Le Breton, 2004) qui ont focalisé leur intérêt sur la microsociologie, c’est-à-dire le traitement de situations particulières comme indicatrices et porteuses de caractéristiques de la communauté sociale dans laquelle s’opèrent et se répètent ces situations :
« Les groupes sociaux « sont formés par une pluralité de consciences individuelles, agissant et réagissant les unes sur les autres ». C’est à la présence de ces actions et réactions, de ces interactions que l’on reconnaît la société » (Paul Fauconnet et Marcel Mauss cité dans Le Breton, 2004 : 45)
Sont le plus souvent cités dans ce courant, notamment à partir de 1960, E. Hugues ou H. Blumer, ou encore E. Goffman, H. Becker, E. Lemert, A. Strauss et E. Freidson (Le Breton, 2004 : 45). Ils ont tous participé, d’une manière ou d’une autre, à l’émergence et au renforcement d’une méthodologie qui privilégie les acteurs sociaux et leur singularité, la formation du sens au moment de l’interaction, par des procédés d’implication active, de négociation et de renégociation par les acteurs de la communication du rapport qui les lie au monde. Cette nouvelle manière de considérer les choses reflète un positionnement politique s’écartant du fonctionnalisme conservateur dont l’une des figures de proue était incontestablement Parsons. L’individu se considère désormais comme un être pourvu d’une capacité d’action sur le monde et non un objet soumis à l’action du monde social, de ses structures, comme le pensent les déterministes :
« A l’encontre des sociologies structuralistes ou fonctionnalistes traitant l’individu comme un agent interchangeable de la reproduction sociale, l’interactionnisme valorise les ressources de sens dont il dispose, sa capacité d’interprétation qui lui permet de tirer son épingle du jeu face aux normes ou aux règles. Ces dernières sont, dès lors, des fils conducteurs, et non plus des principes rigides de conditionnement des conduites » (Le Breton, 2004 : 47).
Si telle est la place donnée par les interactionnistes à l’individu dans le processus interactionnel, il ne faudrait cependant pas en déduire un intérêt porté exclusivement sur l’individu, mais plutôt sur ses actions, ses réactions dans et sur le monde : il ne fait pas que subir un état de fait, il contribue lui-même par ses actions propres à faire le monde, à le construire, la société n’étant pas une entité fixe et immuable, elle est animée d’une vie et d’une vivacité proportionnelle à la dynamique de ses acteurs qui, en même temps qu’ils la reproduisent, participent constamment de sa production. La mise en forme et en pratique des normes sociales ne se réalise pas mécaniquement, elle est nuancée par les impératifs du contexte qui les implique et les impose mais appelle une adaptabilité porteuse de transformation légère certes pour les besoins de l’ordre mais suffisamment significative pour permettre des actions individuelles sur la société et le monde.
Goffman, par l’attention qu’il accorde, aux rites d’interaction, permet une meilleure reconnaissance des impératifs des situations d’échange comme c’est le cas pour les débats. Pour lui, l’individu se voit dépossédé de son indépendance, celle en rapport notamment avec sa représentation, pour se plier au champ d’influence immédiate d’un groupe. Pour ne pas perdre la face dans une situation d’échange, l’individu se comporte conformément aux lois sociales, il le fait le plus souvent spontanément mais parfois aussi de manière calculée et réfléchie en se garantissant la crédibilité aux yeux des autres :
« Pour réussir sa représentation, l’acteur construit son personnage en restant maître des impressions qu’il donne à voir. Il s’efforce de couler ses comportements dans les normes de conduite et d’apparence socialement de mise. La façade est l’appareillage symbolique proposé par l’acteur, à dessein ou non, pour élaborer son personnage sur la scène sociale en vue de définir la situation qu’il souhaite proposer à ses partenaires » (Goffman, 1973 : 29).
Le mérite des travaux de Goffman ne réside pas uniquement dans la part qu’il y réserve à la dimension dramaturgique et à l’analogie qu’il utilise entre la vie ordinaire et l’univers théâtral, entre l’individu isolé de la société, débarrassé de son rôle social qui fait de lui un acteur devant faire sa représentation, répondant aux attentes du public par rapport à ce que demande la représentation à faire, et l’individu en société, dans le groupe pour qui importe le regard de l’autre et le degré de sa conformité au rôle qu’il est appelé à jouer. Quand les comportements de l’individu sur la scène sociale reprennent symboliquement ceux utilisés habituellement dans cette scène, l’autre est réconforté de la sincérité communicationnelle de l’individu/acteur et croit conséquemment à son jeu/représentation. Cela n’implique pas pour autant une rigidité dans le travail de représentation mais plutôt la possibilité d’une intercompréhension organisée et cohérente.
Le mérite de l’œuvre de Goffman ne se limite pas à cela, l’on pourrait aussi et surtout, cela nous intéresse davantage dans le cas d’espèce, rappeler l’analogie qu’il fait entre l’interaction et la guerre :
« Alors même que la face sociale d’une personne est souvent son bien le plus précieux et son refuge le plus plaisant, ce n’est qu’un prêt que lui consent la société : si elle ne s’en montre pas digne, elle lui sera retirée. Par les attributs qui lui sont accordés et la face qu’ils lui font porter, tout homme devient son propre geôlier. C’est là une contrainte sociale fondamentale, même s’il est vrai que chacun peut aimer sa cellule » (Goffman, 1974 :13). Vouloir donner une représentation de soi ne signifie pas toujours en être capable : « L’interaction la plus anodine est susceptible de dérapage à cause d’un changement de ton, d’un oubli, d’une gaffe, d’un moment d’inattention, de n’importe quel incident intentionnel ou non » (Le Breton, 2004 : 119).
Pour clore ce point, disons que c’est incontestablement Goffman qui a, d’une certaine manière, consolidé voire cautionné la place de l’interaction dans les études scientifiques. Il a :
- installé un dispositif conceptuel pour le traitement de l’ordre de l’interaction : il a repris en leur donnant une épaisseur sociologique les notions de rôle, de territoire, de rite et rituel, de tour de parole, de face, de représentation.
- considéré l’interaction verbale comme noyau primaire susceptible de renseigner sur l’ensemble des relations sociales, il a donné toute son importance à la microsociologie.
I.2. Bourdieu : le sens pratique et la théorie de l’habitus
La théorie de la violence symbolique fondée par Bourdieu (cf. Bourdieu et Passeron, 1970) pourrait nous montrer théoriquement comment le sujet individuel se transforme, sous l’effet du contact avec le monde environnant, en un individu social et comment le langage permet efficacement la transformation/conversion du premier (sujet individuel), au second (sujet social), sans que cette opération de transformation, et c’est là tout l’intérêt de la théorie de la violence symbolique, ne soit ressentie dans sa nature arbitraire.
Le sujet perçoit le monde, le catégorise et l’intériorise, par le langage qu’il a acquis dans ce monde, dans la formation sociale à laquelle il appartient, donc selon une forme de vision et de division adaptée à ce monde, sous forme de structures mentales qui, par l’action répétée et durable de l’inculcation et l’imposition des pratiques éducatives que favorise le contact continu au contexte éducatif en question, se fixent, s’incorporent, et se transforment en une sorte de système de dispositions acquises (habitus),. Lequel est susceptible de fonctionner en reproducteur, même en l’absence de toute action éducative extérieure, des structures sociales adaptées aux structures mentales intériorisées et incorporées. Un habitus primaire prend donc place, et l’individu individuel se convertit en un individu social réagissant à des structures sociales auxquelles il a appris à réagir. Dans Esquisse d’une théorie de la pratique du même chercheur, on trouve la définition suivante :
« l’habitus est le produit du travail d’inculcation et d’appropriation nécessaire pour que ces produits de l’histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l’économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l’on peut, si l’on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d’existences. »
C’est parce que les opérations d’inculcation s’effectuent en, douceur, sans que l’imposition arbitraire du modèle culturel, c’est-à-dire des catégories de perception et d’appréciation de la réalité, ne soit considérée comme telle, c’est- à-dire comme imposition arbitraire, que l’on est en plein droit de parler avec Bourdieu d’une violence symbolique qui va toujours dans le sens d’une légitimation des règles sociales, dont la preuve certaine est la reproduction de ces règles par le langage et la pratique.
L’existence d’un habitus n’implique pas une impossibilité d’en former un autre : il y a un habitus primaire, formé aux premiers moments de la socialisation, et des habitus secondaires qui se construisent ultérieurement. Dans la logique de la théorie de l’habitus, le passage doux et facile d’un habitus à un autre implique une certaine continuité entre les deux ; il ne faudrait pas qu’ils présentent une grande différence car le passage du premier au second se fait par élargissement et transposition, l’inconnu et le méconnu se reconnait sur la base du déjà pratiqué, intégré et connu. L’on assisterait dans ce cas à un développement symbolique. Dans le cas contraire, quand les deux habitus sont sensiblement distincts, le passage de l’un à l’autre se fait avec violence, la reconnaissance et l’assimilation ne sont pas facilement réalisables.
Il est un fait important à signaler ici, le débat ne pourrait pratiquement réussir que si les débatteurs se conforment à l’habitus associé à la situation de débat ; cet habitus se forme en situation sociale tout d’abord. Une telle condition signifie la force que nous accordons à la sociolinguistique dans la réussite d’un débat en général, en l’espèce le débat télévisé. Pour reprendre les concepts d’Espéret (1979), « l’effet situationnel » qui se manifeste notamment dans la situation particulière que constitue celle du débat politique télévisé serait fortement conditionné par « l’effet sociolinguistique », associé à l’habitus dans la théorie de Bourdieu.
I.3. Vion : l’interlocutif , le social et la thèse des places
Pour Robert Vion (1996), l’interaction verbale implique deux types de relations: la relation sociale et la relation interlocutive. La première « correspond à la reconnaissance, par les sujets, du cadre dans lequel se déroulent leurs échanges, de la façon qu’ils ont de se positionner l’un vis-à-vis de l’autre et de conduire leurs activités langagières. Tout en relevant d’un ordre de phénomène plus large que le langage, cette relation s’actualise et se donne à voir dans la manière de gérer le discours, qu’il s’agisse des modes de circulation de la parole ou des modes de verbalisation ». La relation interlocutive est « construite dans et par l’activité langagière ». Les deux relations sont interdépendantes : « si l’ordre social préexiste à toute interaction particulière, la mise en œuvre de la relation sociale, dans la mesure où elle s’articule à une relation interlocutive, entraîne une production et non une simple reproduction du social». L’on retrouve ici les thèses de Goffman pour qui toute situation particulière implique et reflète un type de relation sociale, une sorte d’échantillon représentatif d’un rapport social, et celle de Bourdieu (voir Bourdieu et Passeron, 1970) pour qui les rapports de tous les jours sont régis et orchestrés presqu’automatiquement par l’habitus. La relation interlocutive engendre ce qu’Espéret (1979) appelle l’effet situationnel ; la relation sociale provoque ce qu’il nomme l’effet sociolinguistique. La même dépendance est signalée par tous les auteurs : la situation interlocutive est fortement déterminée par le cadre interactif social qu’elle suppose (pour le cas du Maroc, voir Arraichi, 2002).
En effet, les interlocuteurs seraient pourvus d’une taxinomie implicite des interactions sociales leur permettant d’identifier à chaque rencontre le cadre social et institutionnel correspondant, et d’agir en conséquence. « C’est en associant cette rencontre à un ou plusieurs types d’interaction déjà expérimenté(s) qu’ils peuvent lui donner un sens et donner ainsi du sens à leurs activités et aux énoncés échangés » (Vion, 1996). L’interaction, vue sous cet angle, n’est plus réductible à une simple relation de co-présence de sujets parlants. Inversement et corrélativement, référence faite par Vion à Goffman, ce sont ces mêmes sujets qui, par leur activité d’interlocution, fixent les situations dans lesquelles ils échangent. Les interlocuteurs, en même temps qu’ils reproduisent du déjà vécu en associant la nouvelle situation aux situations passées, produisent une nouvelle situation puisqu’un détail, aussi petit soit-il, serait porteur et révélateur de la différence.
Lors d’un échange, un débat en l’occurrence, plusieurs interlocuteurs actualisent, donc produisent une nouvelle situation, mais aussi ce faisant ils reproduisent, donc cautionnent l’ordre social, puisque la situation produite est reconnaissable à partir d’une taxinomie des relations fournie dans et par cet ordre social : « Travailler sur les interactions verbales implique une typologie des interactions, partant de l’idée que chaque type pourrait « commander » des fonctionnements langagiers et comportementaux relativement spécifiques, idée que l’ethnographie de la communication appréhendait à travers les notions de normes d’interprétation et d’interaction. Dans la mesure où ce cadre social est actualisé par l’interaction de sujets en présence, nous proposons de le nommer cadre interactif. À ce premier niveau d’analyse, la rencontre particulière n’est pas réellement prise en compte en dehors du fait qu’elle est « ramenée » au type général dont elle dépend. Il s’agit donc de la description du type et non de l’analyse de la rencontre » (Vion, 1996).
Vion distingue, au moment de l’interaction verbale, entre type dominant et modules : « Nous aurons donc un type dominant qui définit le cadre interactif de la rencontre (…) et des types subordonnés (que nous appelons « modules ») qui correspondent à ce que les sujets ont mis en œuvre comme types à l’intérieur de leur interaction ». Ce sont ces modules qui portent et supportent la différence, les rituels conversationnels étant actualisés par et dans le type dominant.
Vion propose Cinq types de positions que prennent les interactants dans un échange : les places institutionnelles, les places modulaires, les places subjectives, les places discursives et les places énonciatives.
*Les places institutionnelles :
Celles qui traduisent et autorisent le cadre interactif et, partant, le type dominant à mettre en pratique : « Il ne faudrait toutefois pas penser que les rôles sociaux, comme jouer le médecin, le patient, le professeur ou l’étudiant, passent par l’application de scénarios précis. Il y a bien sûr des contraintes et des règles comportementales mais celles-ci ne sont jamais impératives au point de contraindre le sujet à recourir à une et une seule manière de parler et d’agir »
*Les places subjectives :
Les partenaires de la communication cherchent à produire une image d’eux-mêmes susceptible d’influencer le ou les destinataires. Les éléments verbaux, non verbaux et para-verbaux mobilisés pour ce faire permettent d’évaluer ce que Vion appelle les places subjectives.
*Les places discursives :
En échangeant, les interactants accomplissent des actes de discours correspondant à des rôles discursifs différents (narrer, expliquer, argumenter, décrire, etc).
*Les places énonciatives :
Charaudeau parle en l’occurrence de modalités énonciatives. « Le sujet peut se construire une position d’énonciateur, responsable des opinions émises, partager cette position en mettant en scène d’autres « locuteurs » ou en mêlant sa voix à d’autres voix non identifiables (polyphonie), se construire une place fictive (… ) ou donner l’impression qu’il s’efface devant les opinions convoquées. Le sujet peut également se construire plusieurs places énonciatives par l’ironie, l’humour ou les gloses méta-énonciatives» (Vion, 1996).
*Les places modulaires :
Les modules peuvent être solidaires du cadre interactif comme ils peuvent être actualisés conjoncturellement selon la dynamique et les contraintes de l’échange. Aussi sont-ils le plus souvent véhiculaires du changement des situations.
Pour une meilleure étude d’une interaction, le débat politique en l’espèce, il est nécessaire selon Vion d’examiner la mise à profit et en jeu de ces cinq places par les interactants ; cela permettrait de dégager les stratégies utilisées et les effets respectifs: « la prise en compte de ces cinq modes de positionnement et leurs interrelations constantes devrait nous permettre de reconstruire, après-coup, les stratégies suivies par les sujets ».
I.4. Charaudeau : la problématique d’influence
Le travail de Charaudeau, notamment sa proposition détaillée dans « L’argumentation dans une problématique d’influence » (Charaudeau, 2008), dépasse la thèse platonicienne du modèle logico-mathématique qui cherche à découvrir et à démontrer la Vérité et la thèse aristotélicienne, reprise et développée par Perelman, de la rhérorique argumentative tournée vers l’autre pour le faire adhérer à une position ou à une décision, pour lui : « le modèle de délibération du forum athénien et le modèle de persuasion des débats juridiques, à quoi on peut ajouter le modèle de démonstration de la communication scientifique, ne sont plus les seuls, voire ne sont plus dominants ». Ce qui pourrait être recherché dans le cadre d’une interaction, c’est parfois, cela s’observe maintenant de plus en plus notamment dans les débats médiatisés, une volonté de persuader hic et nunc, dans le cadre exclusif et limité de la situation d’échange : « Les rapports sociaux ne se joueraient pas tant sur le mode du « être vrai » que sur celui du « croire vrai » ; on ne jouerait plus tant sur la « force logique » des arguments que sur leur « force d’adhésion » ; on ne chercherait pas tant une « preuve absolue » renvoyant à l’universel qu’une « preuve circonstancielle » dans le cadre limité du situationnel ». Analyser le discours, ce ne serait plus seulement le dégagement du sens implicite ou explicite du discours, mais surtout la mise à nu des stratégies et des procédés du faire-croire investis dans les discours tenus individuellement ou dans une situation d’échange discursif. L’auteur parle en l’occurrence d’une problématique d’influence.
Pour Charaudeau, les processus langagiers qui participent de l’acte d’influence sont au nombre de quatre : le premier correspond à la régulation, le second à l’identification, le troisième à la dramatisation et le dernier à la rationalisation.
Celui de la régulation répond à la question « comment entrer en contact avec l’autre ? » ; c’est donc un processus de prise et de maintien de contact avec l’autre ; il implique une mise en scène des catégories de rituels de prise et de maintien de contact.
Celui de l’identification répond à la question « quelle position d’autorité adopter vis-à-vis de l’autre ? » ; c’est donc un processus de construction de l’image du sujet parlant ; il implique une mise en scène des catégories de l’éthos.
Celui de la dramatisation répond à la question « comment toucher l’autre ? » ; il implique des procédés et des stratégies du pathos.
Celui de la rationalisation répond à la question « comment ordonnancer son dire de sorte que celui-ci soit au service du processus d’influence du sujet ? » ; il implique des catégories de la mise en scène narrative et argumentative, c’est-à-dire des procédés relevant du logos.
Situation de communication
Instructions discursives
Sujet
Processus
Régulation Identification Dramatisation Rationalisation
(Contact) (Image) (Emotions) (Narr./ Argum.)
Relation Ethos Pathos Logos
(Source : Charaudeau, 2008 : 4)
Si de tels processus interviennent dans toute interaction, si la maîtrise de la situation et des processus qu’elle appelle dépend de la maîtrise sociale du cadre interactif qu’elle implique, à savoir le savoir communiquer et, dans le cadre d’un débat, du savoir débattre, il est tout à fait évident que le dosage efficace et efficient des paramètres situationnels, notamment dans une problématique d’influence, que constituent la régulation, l’identification, la dramatisation et la rationalisation, serait conditionné, si l’on s’en tient à la sociolinguistique, par l’exercice répété de cette expérience de telle sorte que le schéma de sa mise en pratique conjoncturelle s’actualise comme allant de soi, comme une réalisation d’un système de dispositions acquises, une sorte d’habitus communicationnel.
Ceci est d’autant plus vrai que dans le cadre d’une problématique d’influence, où l’accent est mis surtout sur la mise en scène discursive de l’acte argumentatif, les conditions de cette mise en scène sont d’une triple complexité engendrée par trois stratégies principales : les stratégies de problématisation ; les stratégies de positionnement ; les stratégies de raisonnement.
*Les stratégies de problématisation : concernent ici le cadrage et le recadrage de la problématique au nom de ce qui est permis et autorisé, de ce qui est aussi « véritablement digne ou pertinent d’être discuté (…) il s’agit pour chaque sujet argumentant d’amener la problématisation sur son terrain, et, du même coup, d’amener l’autre débatteur dans son champ de compétence ».
*Les stratégies de positionnement : « concernent la façon dont le sujet argumentant prend position. La prise de position est le fait d’une déclaration du sujet par rapport à la problématisation, mais il peut se faire que le sujet soit amené à la justifier et donc à l’expliquer à des fins de crédibilité. Il précisera, par exemple, « en tant que quoi » il parle, quelle est la qualité qui l’autorise à argumenter ».
*Les stratégies de preuve et les types d’arguments : concernent plutôt la force des arguments investis dans l’échange et surtout l’origine de cette force : s’agit-il du mode du raisonnement utilisé (déduction, analogie, opposition ou raisonnement par calcul) ? Du type de savoir utilisé, « savoirs de connaissance » ou « savoirs de croyance » ? S’agit-il enfin de la modalité énonciative (modalité élocutive, modalité allocutive, modalité délocutive) ?
- Application :
Deux travaux ont été entrepris pour l’obtention du master en communication politique ; les deux ont pu prouver la pertinence de la thèse sociolinguistique dans l’explication des défauts dégagés dans les débats politiques médiatisés, par l’application d’une bonne partie de l’appareillage méthodologique exposé dans la première partie de cet article:
Le premier travail concerne « les débats politiques médiatisés et la défense des causes nationales » ; il a été entrepris sous notre encadrement par l’étudiant Loukili; le deuxième porte sur « les performances visuelles des hommes politiques décryptées à travers les émissions télévisées » ; il a été réalisé par l’étudiante Bziz sous la direction du professeur Daouani. Tous les deux ont relevé des défauts majeurs au niveau des prestations médiatiques des débatteurs, mais dans des directions distinctes et complémentaires :
La première investigation a essayé d’expliquer l’abondance des FTA (Face Threatening Act), sortes d’actes menaçant la conduite et la poursuite de l’interaction, et de l‘impolitesse linguistique, voire la violence verbale qui annule la dimension conversationnelle et abaisse l’interaction au degré zéro ; les stases dégagées privent le débat de sa substance ; il ne devient même pas un accord sur le désaccord comme le dirait Marcel Burger mais plutôt un désaccord ferme et explicite sur l’accord ; ce genre de travail a été réalisé sur des émissions étrangères, France 24 notamment, il doit être complété et refait sur un corpus marocain, maghrébin et arabe dans le cadre cette fois-ci d’une thèse de doctorat.
Au terme de son analyse des débats, l’étudiant parvient à la conclusion qu’ « au regard de la gestuelle des débatteurs, de la manière avec laquelle ils gèrent les tours de parole, de l’exploitation qu’ils font ou qu’ils ne font pas des critiques de paralogisme, le spectacle de la polémicité qu’ils offrent est susceptible de déplaire au lieu de plaire aux téléspectateurs. Le spectacle devient bizarrement un jeu sans enjeu, sans finalité, sinon celle de faire fuir au lieu de séduire les téléspectateurs. Cette grande confusion dans laquelle tombent les débatteurs proviendrait de leur incapacité à maîtriser la situation interlocutive. Le débat, étant une communication d’un très haut niveau de complexité, il nécessite de la part de celui qui y participe une maîtrise suffisante de la communication contradictoire. Cette maîtrise, il n’est pas difficile de le deviner, dépend largement des pratiques communicatives sociales ».
Le deuxième s’est intéressé plutôt aux prestations des Marocains dans des émissions diffusées sur des chaînes nationales officielles. Il a démontré l’importance du passage par la télévision sur la réussite communicationnelle des débatteurs. Au lieu d’insister sur l’habitus social comme dans le cas du premier travail, le second a plutôt ciblé l’habitus médiatique et son effet sur la performance visuelle des politiciens. Ce travail est d’une importance certaine, mais du fait qu’il s’est focalisé plutôt sur la gestuelle, il doit être complété dans le cadre de ce que requiert la démarche interactionniste multimodale. Les grilles sémiologiques mises à contribution pour le relevé, le classement et l’interprétation des gestes (Cosnier et Orecchioni, Messenger, Calbris et Giasson) doivent être articulées à un dispositif d’analyse pragmatique du discours qui interroge les aspects de langue dans leur contexte situationnel (le débat) (investissement de l’approche stratégique de l’argumentation mais aussi du schéma de l’interaction proposé et développé par Christian Plantin).
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Webographie
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*Docteur Rachid Arraichi, enseignant chercheur, sémiologue, stylisticien et analyste de discours
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