De l’idéologie dans le monde arabe : quelle représentation du changement politique

Par Docteur Houssine Stouri
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Le monde arabe, de plus en plus mouvementé par la dynamique des transformations, est dans une phase difficile, complexe et pleine de contradictions, à cause de nombreux enjeux contradictoires. Il s’agit à n’en plus douter, d’un état de décrépitude constaté sur les plans sociopolitiques et d’un long processus de décomposition et de recomposition, sur fond d’anomie, de conflits et de guerres civiles et transnationales. Sociologiquement, un tel état de chose est potentiel, de changement,voire créateur de mutation profonde, notamment dans le domaine de la réflexion. « Les progrès les plus marquants, accomplis dans le domaine de la réflexion sur les phénomènes sociaux, ont vu le jour en période de crise ou à propos d’une crise.
Ainsi, lorsque les institutions traditionnelles sont ébranlées ou modifiées par la survenance d’évènements historiques qui les bouleversent plus ou moins »[1]. Par ailleurs, la sociologie et l’histoire des sociétés humaines, enseignent que les grands changements survenus, s’accompagnent de référentiels philosophiques ou doctrinaux qui tendent à les projeter, dans une orientation sociétale et historique globale. Le problème à cet égard, pour le monde arabe se pose depuis le XIX siècle avec une grande complexité. Si ce siècle était dominé par une tendance de questionnement autour de l’identité, de la réforme et la réhabilitation, surtout par le biais d’un traditionalisme réformateur, au XX siècle et encore à nos jours, il n’est question que d’une quête de positionnement où la dimension religieuse, d’une manière ou d’une autre, présente, soit comme modèle à instaurer, soit comme conception à phagocyter[2].
Politiquement, la problématique du pouvoir, avec ses différents démembrements, ne manque pas de susciter un débat doctrinal du moment que le modèle de gouvernement est placé à la tête des préoccupations. D’un point de vue du politique, qui est la manière de s’organiser et de se percevoir en tant que collectivité, il n’y a pas réellement d’unité de conception, ni d’auto-positionnement des particuliers dans le tout. Dans ce complexe de rapports ‘‘nous retrouvons les composants historiques et culturels de la coexistence (l’Etat administratif moderne, le territoire, la langue, « la patrie éternelle ») et les décomposant à caractère ethniques,mais plus généralement religieux ‘’[3]. Aujourd’hui, l’enjeu, autour du pouvoir, dans le monde arabe se joue entre différentes tendances et mouvementsqui, souvent, se font des représentations distanciées,sinon inconciliables, de l’ordre politique et social désirable, et donc, du mouvement du changement. Il y a les mouvements religieux, tentés par le modèle iranien, les religieux modérés, les non religieux, les libéraux, les technocrates ou simples croyants du for intérieur ; tous à même, de se contredire sur la citoyenneté, la souveraineté d’une part et la spiritualité de l’autre[4].
Dans le monde arabe, en pleine crise de valeur, la représentation du politique et de la société en général, implique une direction préalable de l’esprit et une définition préconstruite du changement et du devenir historique. Ce dernier est une construction à partir du savoir idéologique qui la précède et qui lui sert de fondement[5]. Dans cette perspective, les voix contradictoires et l’adversité violente conduisent à croire que les oppositions politiques actuelles renvoient à des représentations antagonistes du politique, de la société et de l’histoire. Encore, faut-il admettre qu’une telle situation, caractérisée de faiblesse idéologique, peine à exprimer le changement, ou même tout changement attendu.
De fait, il devient très intéressant, dans ce cadre de requestionner les représentations et les schémas idéologiques,comme enjeux et dans le rapport problématiqueau processus complexe des transformations sociopolitiques que connait la région arabe. Il s’agit, après un arrêt sur le concept d’idéologie, de réfléchir et d’interroger la faiblesse idéologique quand a la représentation de l’ordre désirable et du devenir historique.
I-Idéologie et systématique idéologique.
Malgré son âge relativement important, l’idéologie est un concept présent dans les débats et les entretiens, en étant un concept clé dans la pensée contemporaine[6]. Son approfondissement revient à Karl MARX ou plus exactement au marxisme, pour ne pas minimiser le rôle de Engels d’autres épigones : Lénine, Trotski, Staline, Mao…et Althusser qui a su revitaliser un débat en le ramenant à des proportions théoriques plus conformes à l’essor de la pensée. Il est intéressant de souligner qu’avec le marxisme, l’idéologie qui se posait en termes de science des idées, d’analyse du langage et du discours, prend une direction différente, celle d’une détermination sociale des idées : Lukacs et Althusser en témoignent à leur manière, lorsqu’ils ramènent l’idéologie à des questions de reflet, et d’imaginaire. La sociologie de la connaissance prend appui également sur de telles questions en identifiant l’idéologie à des problèmes de fausse conscience et d’illusion…comme l’a souligné Gurvitch dans son « introduction à la sociologie »[7].
Le marxisme met en relief, expressément, le lien entre l’idéologie, et le social quand il traite le concept d’idéologie, en tant que système conceptuel qui se nourrit d’idées générales et universelles produites par les hommes dans des conditions déterminées par leur mode de relations. « Ce sont les hommes qui, sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc… mais les hommes réels agissants, tels qu’ils sont conditionnés par un développement déterminé de forces productrices et du mode de relations qui y correspond, y compris les formes les plus larges que celles-ci peuvent prendre »[8]. L’idéologie dans cette conception sociologique, outre qu’elle relève du registre des illusions, se définit comme suit :
- Une interprétation sociale (évolution et prise de position à la fois) ;
- Une élaboration doctrinale de justifications des interprétations ou des illusions ; œuvre de civilisation (dans ce sens produit par une classe pour l’aider à se justifier) ;
- Une connaissance philosophique, car elle n’est pas directement vérifiable[9].
Ce rapport entre le social et l’idéologie, frappé du sceau de la fausseté, est appréhendé en ces termes par F. Engels : « l’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit avec une conscience fausse. Les forces motrices vérifiables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon, ce ne serait point un processus idéologique. Aussi, s’imagine-t-il des forces motrices fausses ou apparentes »[10].
Cette configuration de l’idéologie, prise dans le rapport vérité-fausseté du reflet de la réalité, a été revue et modifiée par les acquis des études sur le symbole, tant du point de vue psychanalytique que du point de vue linguistique[11].
Par ailleurs, si le marxisme voit dans l’idéologie dominante d’une époque, celle de la classe dirigeante, la théorie sociale lancée par Max Weber et après lui Talcott Parsons, souligne que la société est une communauté morale, c’est-à-dire un groupe de personnes qui partage certaines valeurs bien déterminées ou l’idée de ce qui est juste et désirable. Ces valeurs légitiment et rendent moralement acceptable à tous les membres de la société les inégalités de l’organisation sociale. Dans cette perspective, l’idéologie (valeurs et idées) sert à expliquer une situation sociale et tient lieu d’étalon de l’action la plus propre à répondre à cette situation.
Pour AbdellahLaroui qui se situe, lui dans la tradition marxiste, l’idéologie est avant tout un système de pensée produit par un groupe d’intellectuels qui pense la société, et ses problèmes et l’exprime d’une certaine manière. Ce groupe d’intellectuels n’est pas homogène socialement, culturellement et linguistiquement[12]. Cette définition est intéressante en ce qu’elle renvoie à la représentation et le décryptage de la réalité sociale par les intellectuels qui ne sont pas un groupe homogène. Elle servira de support dans ce chapitre pour l’analyse de la systématique idéologique dans le processus des transformations dans le monde arabe.
Par systématique idéologique, il est entendu, ainsi comment se représente et se pense la société arabe en rapport avec le changement. Le problème de l’ordre désiré et le rôle des intellectuels se posent avec persistance d’autant que les idéologues arabes manquent de solutions pour l’Etat et la société. La production idéologique pêche, toujours, de prendre en charge la société par un discours structurée et homogène. Les tendances et les problématiques posées ne traduisent que l’équivoque des choix ou des appartenances identitaires et culturelles, ce qui brouille l’appréhension d’une réalité complexe et mouvementée.
II- la représentation du devenir historique
La brutalité des changements qui se produisent dans les sociétés arabes, est telle qu’elle se traduit par le refus du présent et l’angoisse à l’égard de l’avenir. Face au changement, le décryptage idéologique révèle des zones d’ombre et d’ambiguïté. Le flou s’instaure quant à la représentation du devenir historique. Le monde arabe, phagocyté par les transformations sociales et heurté à des défis énormes, peine à se donner une représentation du devenir, à même de permettre une action politique qui oriente et dirige le changement.
Faute d’un projet sociétal global, un ordre désiré que fonde et construit cette représentation, la quête d’un nouvel ordre politique serait problématique. En effet, la direction et l’orientation du changement sous-tend qu’il se dégage de la mentalité collective une vision d’ensemble, d’où procéderait l’énergie nécessaire à l’autorité du pouvoir politique, ou à l’action pour conquérir le pouvoir. « La force sociale d’un groupe est plus grande quand ses membres sont liés par la conscience d’une œuvre commune à accomplir, que s’ils sont liés seulement par le sentiment de subir une situation semblable ou de continuer à suivre les mêmes traditions »[13].
A défaut de cette œuvre commune à accomplir, le sens du changement verse dans l’imprécision et permet que s’amorce une représentation du devenir historique tissé sur les événements révolutionnaires, réduits à un processus de violence et de guerres civiles. Le changement sous forme de révolution s’y donnait à lire comme contestation de l’ordre établi, mais aussi comme mutation sans lieu et sans visage, voire anéantissement et destruction. Si la dynamique des changements dans la région arabe reflète les aspirations d’une masse misérable et asservie, elle n’en réfère à aucune doctrine. Elle ne propose pas l’ordre désiré qui serait lui-même fondé sur une nouvelle représentation du devenir historique. Or, une telle représentation est nécessaire pour construire une société animée d’un consensus suffisamment homogène pour mettre à l’abri des risques de dissolution. AbdellahLaroui note aussi, dans l’un de ses entretiens que la production idéologique arabe n’est pas allée vers une plus grande précision dans le diagnostic, elle est allée, plutôt vers une plus grande confusion »[14].
En ce moment historique de transformation, la systémique idéologique n’offre pas de nouvelles formes de discours sur l’histoire qui marque un terme et un commencement et qui en imposant sa propre problématique et ses représentations du devenir historique, rend impossible la profération de formes antérieures.
Les discours sur les domaines politiques et sociaux s’organisent autour des tendances suivantes : le discours réformiste, le discours moderniste et le discours intégriste. Le premier ayant pour objectif de réformer la société, caractérisant les grandes figures des universités islamiques depuis le XIX siècle. Ceux-ci tentent une conciliation entre les valeurs et techniques occidentales d’une part, et les valeurs traditionnelles d’autres part. les modernistes ont le même objectif, sauf qu’ici, la modernité acquiert un primat conduisant à une certaine relecture du patrimoine culturel et religieux. Pour le réformiste la modernité occidentale ne peut se penser que dans le cadre d’une pensée religieuse ; pour les seconds la pensée religieuse ne peut trouver place que dans l’instauration de la modernité. Quant au discours intégriste, son objet vise à imposer le modèle qu’il conçoit, comme le seul véridique à la société corrompue et pervertie, particulièrement pense-t-il, par l’effet dévastateur de la civilisation occidentale.
Au-delà des oppositions de signes, les différentes problématiques que posent ces discours à la réalité arabe, tiennent encloses les figures d’un devenir désigné. Le réseau des représentations constituant des modes de pensée dominants, bien que contradictoires, raisonnent en espace de cohabitation, d’investissement réciproque, d’oppositions fragiles et de fragmentations unifiantes.
En fait, il y’a brouillage idéologique. Les mêmes objectifs : justice, liberté et dignité sont revendiquées aussi bien par les religieux de toute sorte, que les sensibilités de gauche, qu’elles soient laïques ou athées. Mais, par cela seul qu’ils appellent à la liberté, les islamistes ou les conservateurs religieux n’ont pas pour autant renoncé à leur conservatisme comme schème de pensée. En revanche, les révolutions récentes trahissent, à leur manière, le procès d’une sécularisation heurtée et contradictoire. Un long processus de sécularisation qui cohabite, moyennant de la conflictualité parfois, avec les conservatismes religieux en tout genre[15].
Il faut dire que l’impact de la doxa islamiste sur les représentations collectives, n’est pas à démontrer, alors qu’il s’affirme et se développe aussi dans l’espace public,l’attachement à une certaine conception de la laïcité. l’islamisme avec ses représentations religieuses, semble, toujours, avoir autant d’emprise sur les sociétés. Les schèmes de pensée qui se développent ainsi dans la société se nourrissent d’une situation où se confrontent et se contredisent, mais paradoxalement cohabitent les exigences de mentalités traditionnelles identitaires, et du culturalisme d’une part et de l’esprit du temps et la modernisation d’autre part.
Une des pensées savantes qui traduit le mieux les divergences de représentations de la réalité arabe, est celle de Mohamed Abed JABRI. Celui-ci, penseur controversé dans le monde arabe, a défendu deux thèses dans deux travaux séparés.
Selon la première[16], les sociétés traditionnelles pratiquaient la politique dans la religion ; c’est-à-dire qu’elles formulaient leurs conceptions, attitudes et sentiments politiques au moyen d’un vocabulaire et concepts empruntés à la religion. La représentation du politique se conjugue, soit à l’acceptation de l’ordre politique qui s’identifie à l’obéissance de Dieu ; soit à la dénonciation de l’ordre établi, et elle est donc refus de déviance et un rappel au Dieu.
A travers des catégories et des conceptions religieuses, les sujets et les opposants réclamaient soit l’acceptation soit la dénonciation de l’ordre établi. Cette attitude qui se produit toujours à travers les sociétés arabo-musulmanes, est qualifiée de prémoderne. Car, elle ne conçoit pas le champ politique, comme relevant de la dimension temporelle de la vie des hommes qui peuvent et doivent l’investir au moyen d’un vocabulaire, des catégories et des conceptions séculiers. Le champ politique-ici, n’émerge pas comme un champ spécifique et autonome ; du coup, la révolution ou la réforme se représentent en recourant à la causalité divine et à un passé à retrouver, fut-il datable, ou simplement mythique.
La seconde thèse défendue par JABRI[17] met à jour la nouvelle légitimité démocratique des temps modernes ; seule acceptable et acceptée de nos jours. Les autres légitimités qui dominaient, entre autres, la légitimité traditionnelle qui rattache l’ordre établi à la volonté divine, ou cosmique, sont inadéquates à l’histoire présente. Aucun système, aucune institution, aucune pratique politique ne peuvent être légitimes s’ils ne sont pas fondés sur la volonté populaire, s’ils n’en constituent pas l’expression et ne sont pas sanctionnés par elle. Il s’agit là d’une représentation linéaire et progressive de l’histoire qui met en évidence l’invention de la démocratie en tant qu’œuvre humaine, et critique la régression historique.
Les deux problématiques posées par l’auteur sont-elles conciliables ? la première thèse observe la dominance d’attitudes prémodernes, la seconde conteste la dissémination d’une conviction moderne. En fait, l’auteur décrit une réalité arabe complexe. Les masses sociales peinent à intérioriser la modernité politique tout en affichant des attitudes que leur impose le temps moderne. Au-delà des rapports qu’elles entretiennent avec la politique dans sa forme moderne, elles continuent d’assumer des représentations héritées du passé. Par ailleurs, les sociétés arabes comportent des mouvements idéologiques opposées, mais qui, malgré leur dénonciation du despotisme et des injustices de la société, n’ont pas mis à jour une représentation fondamentale et pertinente du fait et du devenir du changement, qui soit une redéfinition de l’ordre à établir et de la nature des relations sociales impliquées par le rapport politique.
III- le problème de l’ordre désirable
Il est un fait que, dans le monde arabe, l’unité du consensus politique et social, est ébranlée par la mise en cause des structures sociales et par la rivalité des représentations des intérêts et des croyances. Ces sociétés où la mentalité collective ne s’accorde plus sur un système de valeurs global et unitaire, ne sont plus imperméables au changement. Les transformations qui les affectent en font des sociétés en mutation. Toutefois, le problème réside dans le politique qui s’y trouve dépourvu de « l’assise mentale collective qui lui permettrait, non certes, de s’opposer aux changements, mais de leur donner un sens »[18].
Le politique, en tant que figure ordonnée de l’existence du groupe en peut être indépendant de la mentalité collective. Il est « le contenu de la pensée du groupe lorsqu’il prend conscience de son existence comme réalité historique »[19]. Par des liens sociaux spontanés, et des rapports réfléchis, iltisse entre les hommes une trame de contacts qui structurent politiquement le groupe. Encore faut-il, pour qu’il en soit ainsi, que dans la société existe des valeurs et des croyances, susceptibles de provoquer l’attachement de la conscience collective. Or les croyances de ce type ne peuvent être logées que dans la représentation d’un but social n’est, en fait, que l’image de l’ordre désirable, c’est-à-dire une vision de l’avenir.
Si le monde arabe connait des changements de grande ampleur, il se caractérise aussi, par une certaine atrophie des croyances collectives qui affecte les mentalités. Du coup, l’univers politique est mis en cause, non seulement dans ses organes et instruments, mais aussi, ce qui est encore plus grave, dans sa finalité même ; car il est privé d’assises que lui procurent les représentations collectives. Cependant, si l’agitation de la société conteste cet univers, et tend à le transformer, elle conduit, elle-même, une action dépourvue d’une représentation de l’ordre désirable, bénéficiant d’une adhésion sociale large et consciente. En effet, il n’est pas suffisant dans une dynamique de transformation politique, de contester l’ordre établi, mais encore, est-il nécessaire de pouvoir être guidé par la représentation d’un ordre alternatif où seraient représentées la localisation et une certaine finalité du pouvoir politique. Or, le malaise actuel, dans le monde arabe, révèle une grande faiblesse idéologique qui, sous une apparente opposition de courants, ne fait qu’accentuer l’atrophie des croyances collectives. Cette rupture, comme en témoignent les conflictualités violentes dans plusieurs pays arabes, devient plus dangereuse puisqu’elle ébranle jusqu’aux raisons que les hommes se donnent de vivre ensemble. Certes, la révolte contre l’ordre établi s’articule sur des opinions agrégées autour des principes de la liberté, de la dignité et de la justice ; mais ce sont des opinions qui animent des individus, sans passer pour des valeurs qui fondent l’image d’un nouvel ordre. En plus de leur contenu non précis et mal défini par les discours politiques et idéologiques, ces principes, élevés en slogans dans les soulèvements populaires ne sont pas inscrits par la mentalité collective, au programme de l’action politique, comme une modification profonde de l’ordre établi.
La lutte politique et la dynamique du changement qui marquent actuellement le monde arabe, révèlent ostensiblement le refus opposé à l’ordre politique et social existant. Mais, la mentalité collective, frappée d’anomie, se trouve en désarroi qui traduit l’absence de projet constructif, alternatif à l’ordre existant. « Elle n’imagine aucun ordre susceptible de parer à la désagrégation de la collectivité. Elle éprouve bien la nécessité d’une défense, mais elle n’en conçoit pas les moyens »[20]. Est-ce la raison même qui a fait échec à des situations révolutionnaires et le retour revitalisé de l’autoritarisme, profitant de la faiblesse idéologique, du leadership et du désarroi de la mentalité collective, pour imposer les mêmes valeurs qui l’inspire ? en tout cas, il s’agit d’une impasse qui a tous les aspects d’une contradiction.
D’une part, l’ordre établi fait face à des bouleversements annonciateurs de sa disparition, et d’autre part, le désarroi de la mentalité collective, s’il conduit à la révolte, révèle aussi l’incapacité de la collectivité à formuler un projet susceptible de rétablir sa cohérence, c’est-à-dire de concevoir une image de l’avenir désirable apte à regrouper les représentations dans une force dominante. Les querelles d’intérêts et les animosités opposant les membres des sociétés arabes, sont exaspérées en conflits idéologique ; mais à ce niveau, la faiblesse est telle qu’il manque une vision prospective, une représentation d’un futur à créer.
Dans le contexte arabe, les conflits se situent au niveau des structures sociales et politiques. Le pouvoir, faiblement ou pas ancré dans la société, ne parvient pas à institutionnaliser les conflits. Du coup, il est toujours menacé ; car à défaut de l’institutionnalisation qui régulent les conflits pacifiquement à l’interne, les conflits pourraient être générateurs de mouvements révolutionnaires.
Toutefois, les menaces qu’affronte l’ordre établi, ne pourraient parvenir que d’un autre pouvoir soutenu par une idée de droit nouvelle. Or, celle-ci est le produit de l’idéologie qui donne au départ, le branle à la représentation de l’ordre désirable. L’idéologie, par ailleurs, n’est nullement une rêverie gratuite.Sa raison d’être est d’engendrer un pouvoir[21]. Dans ce cadre de raisonnement, l’idéologie arabe était toujours incapable de penser un pouvoir apte à répondre à l’image qu’elle se fait de l’ordre alternatif à l’ordre établi qui s’ouvre inéluctablement au changement.
Ce dernier, particulièrement quand il est pensé comme mutation radicale ou révolution, ne s’inscrit pas tout armé (projet politique ou représentation) en une parole constituée. Les formes du discours politique et idéologique, au-delà de leurs eaux mêlées continuaient à participer d’une problématique de l’histoire, non innovante ou qui relève encore, des représentations traditionnelles du devenir historique[22].
Le mot NAHDA, depuis le XIXe siècle jusqu’aujourd’hui sous-tend un changement sans rupture, mais à partir des fondements internes de l’héritage. Parallèlement, le terme « Renaissance » en occident implique inauguration d’une nouvelle temporalité après rupture. La NAHDA exprime l’enjeu de la modernisation comme un processus de développement interne de la pensée arabo-musulmane. Le problème qui articule les tendances modernes, à la pensée politique classique, est la correspondance entre le modèle de référence et la réalité effective du pouvoir, de même que l’interférence de ce dernier, avec d’autres modèles modernes.
La pensée politique classique a développé un cadre idéologique qui combine idéalisme et réalisme : autrement dit, l’emboitement du pouvoir réel ayant sa logique propre dans un paradigme de tutelle spirituelle à l’égard du temporel. Il s’agit d’un mouvement de pensée qui met en cause l’Etat, la société et les valeurs sur fond de l’articulation du politique et du religieux. Dans ce cadre, le despotisme, comme forme de gouvernements, est placé au centre des problèmes de ce monde avec une réflexion critique[23]. Il reste que la référence aux modèles occidentaux inspire la conception de la réforme, mais tout en puisant dans la double légitimité religieuse et moderne. Aujourd’hui, le discours nationaliste modernisateur ou laïc et l’autre dit fondamentaliste ou intégriste, continuent à participer de la même problématique.
Depuis longtemps, l’idée nationaliste invoquait celle du progrès économique et social,aspiration nouvelle au mieux être économique et à la liberté politique. La mobilisation était au service de l’idéal d’affranchissement, du progrès et d’épanouissement. Avec le nationalisme, la religion n’a pas cédé place totalement, à la politique, mais s’y trouve investie de manière et selon des modalités différentes. Le changement intègre toujours la spiritualité islamique au politique qui a sa propre logique et sa propre raison. Mais, l’échec du nationalisme, en tant qu’idéologie, est celui aussi de la part faite d’une modernisation hybride et de conduites politiques auxquelles on prête toutes sortes de perversités.
Le fondamentalisme islamique quant à lui, idéologie plus ou moins dominante, elle tente de répondre, quand elle peut les entendre, aux questions que lui posent les tensions sociales. Il lui faut alors s’adapter, se masquer, assimiler, parfois par déplacement, réduction ou mensonge. Son repli, sa fermeture aux craquements du monde, marquent, sans doute, son incapacité, lui aussi, à se représenter un ordre désirable où sera établi la cohésion de la collectivité nationale, en offrant à ses membres une société neuve, moderne et plus juste. C’est que la conceptualisation dans la systématique idéologique islamique, faisant toujours référence à l’affluent ancien de la pensée traditionnelle (voir traditionnaliste), n’a jamais été au point de dégager des théories ou des doctrines politiques modernes, cohérentes, érigées en modèles de référence.
Aujourd’hui, entre les discours nationalistes-modernistes et ce qu’on appelle intégrisme et fondamentalisme islamique, s’instaure un rapport de genre particulier. Alliance et confrontation se succèdent. Les deux semblent appeler aux faveurs des masses, et de façon alternative, qui ne manque pas de faire penser à l’idée d’un « cycle ». Tantôt les idées religieuses prédominent et déterminent les comportements, tantôt ce sont les conceptions nationalistes qui jouent ce rôle. Les deux ont, parfois, fusionné ou conjugué leurs efforts au point qu’à un certain moment, on ne peut assigner à l’un ou à l’autre, le rôle majeur dans la direction des consciences et des comportements. Mais, ce qui prédomine, en fait,c’est la confusion et la brouille idéologique. Celles-ci entrainent la sortie de la décadence et la mutation de l’ordre politique.
En ces temps de dynamiques socio-politiques et de grand potentiel de changement ; où partout dans le monde arabe, les tensions politiques s’exaspèrent et où les menaces extérieures pèsent lourdement sur les souverainetés des Etats arabes, il s’impose de penser le projet de société, l’ordre désirable, à même de répondre aux enjeux inextricables des mutations socio-politiques dans la région.
Références :
-BOUTHOU, Gaston, Traité de sociologie, Paris, PAYOY, Troisième édition, 1959,
-BERRADA, Younes, Le sacré et le politique en Islam paramètre de la problématique du pouvoir in « l’islam politique dans le monde arabe », Revue marocaine des sciences politiques.
-BEN ACHOUR, Yadh : politique religion et droit dans le monde arabe .Edditionédif 1992.
-GOULEMOT, Jean Mario, Le règne de l’histoire : discours historique et révolutions XVII et XVIII siècle ; Albin MICHEL1996.
-GURVITSH, George, traité de sociologie, Tome I Puf .1962
-MARX Karl – ENGELS Friedrich et WEYDEMEYER, Joseph, L’idéologie allemande, 1er et 2er chapitre, Paris, Edition bilingue, les éditions sociales GEME, 2014.
-BENSAMÏN, Abdellah, Symbole et idéologie : entretiens avec Roland BARTHES, Abdellah LAROUI, jean Molino, Rabat, Medai publication,1987.
-J LAPIERRE, William, « Pour une théorie dynamique des changements politiques », Revue française des sciences politiques, VXI, Vol.1, PUF, mars 1961
-BURDEAU Georges, Traité de sciences politiques.
-LAROUI, Abdellah, l’idéologie arabe contemporaine : Essai critique F. Maspero -1967
-Balandier GORGES sens et puissance ; les dynamiques sociales ; quadrige PUF 1971.
-Bourhane GHALIOUN ; le malaise arabe ; l’Etat contre la nation ; Paris la découverte 1991.
-Cornelius Castoriadis ; l’institution imaginaire de la société seuil 1975 réédition.-POINT ESSAI
Résume de l’article :
–Dans un monde arabe ; de plus en plus mouvementé par un long processus de décomposition, le politique, en tant que manière de s’organiser, de vivre ensemble et de se percevoir en collectivité, manque d’unité de conception et d’auto-positionnement du particulier dans le tout.La représentation du politique et de la société implique une direction de l’esprit définissant le changement, l’ordre désirable et le devenir historique. Cettereprésentation est une construction à partir du savoir idéologique qui lui sert de fondement. Dans le monde arabe, la systématiqueidéologique est un enjeu problématique dans le processus des transformations .les représentations des politiques et du social sont antagonistes. Il est questiond’une faiblesse idéologique qui impact les solutions auproblème du pouvoir de l’Etat et de la société.
Summary of the article.
In an increasingly turbulent Arab world,marked by a long process of disintegration, politics –as a way of organizing, living together,and perceiving oneself as part of a community –lacks unity in conception and self –positioning of the individual within the whole. The representation of politics and society implies a direction of thought that defines change, desirablesorder, and historical destiny .this representation is constructed based on the ideological knowledge that serves as its foundation.
In the Arabworld, ideologicalsystematicity is a problematic issue in the process of transformations. Representations of politics and society are antagonistic .it is a matter of ideological weakness that affects solutions to the problems of state power and society.
في عالم عربي يزداد اضطرابًا نتيجة عملية طويلة من التفكك، يفتقر السياسي، كطريقة للتنظيم والعيش معًا والإدراك الجماعي، إلى وحدة في التصور وإلى تحديد ذاتي للموقع الفردي داخل الكل. إن تمثيل السياسة والمجتمع ينطوي على توجه فكري يُعرّف التغيير، والنظام المرغوب، والمصير التاريخي. هذا التمثيل هو بناء يعتمد على المعرفة الأيديولوجية التي تشكل أساسه.
في العالم العربي، يُعد النظام الأيديولوجي قضية إشكالية في عملية التحولات. تمثيلات السياسة والمجتمع متعارضة. يتعلق الأمر بضعف أيديولوجي يؤثر على الحلول المتعلقة بمشكلة سلطة الدولة والمجتمع.
[1] BOUTHOU, Gaston, Traité de sociologie, Paris, PAYOY, Troisième édition, 1959, p. 7
[2] BERRADA, Younes, Le sacré et le politique en Islam paramètre de la problématique du pouvoir in « l’islam politique dans le monde arabe », Revue marocaine des sciences politiques, op. cit., p. 36-37
[3] BEN ACHOUR,Yadh, op. cit., p. 16
[4] Ibid., p. 15
[5] GOULEMOT, Jean Mario, Le règne de l’histoire, op. cit, p. 26
[6] Du XVIIIe siècle qui voit naitre le concept de l’idéologie par DESTUTT d TRACY, son affirmation continue à nos jours, le débat sur et autour de l’idéologie, s’est enrichie des approches marxistes freudiennes structuralistes, symboliques…au gré de l’évolution des recherches en sciences humaines et sociales.
[7] GURVITSH, George, traité de sociologie, Tome I Puf .1962
[8] MARX Karl – ENGELS Friedrichet WEYDEMEYER, Joseph, L’idéologie allemande, 1er et 2er chapitre, Paris, Editions bilingue, les éditions sociales GEME, 2014, p. 12
[9] BENSAMÏN, Abdellah, Symbole et idéologie : entretiens avec Roland BARTHES, Abdellah LAROUI, jean Molino, Rabat, Medai publication,1987, pp 12.13
[10] FRIEDERICH ENGELS, Lettre à FRANZ MEHRING, 14 juillet 1893, Œuvres choisies, Editions du progrès 1955, marxistes.org/français/Engel htps://www.marxistes.org>work consulté le 06/06/2012
[11] Voir dans ce sens les points de vue de Roland Barthes comparant le freudisme et le marxisme, qu’il qualifie de deux grandes épistémès de la modernité. Voir aussi les points de vue particulièrement critique de Jean Moreno in symbole et idéologie …op.cit. p.34
[12] LAROUI, Abdellah, Entretien…, op. Cit., p. 33
[13]J LAPIERRE, William, « Pour une théorie dynamique des changements politiques », Revue française des sciences politiques, VXI, Vol.1, PUF, mars 1961
[14] LAROUI, Abdellah, op. cit., p. 32
[15]HAOUES, Seviguer, « l’islamisme en terre d’islam majoritaire : réhabiliter le paradigme culturel sans culturalisme ? » in Islam politique dans le monde arabe, op. cit., pp 101-102
[16]Développé dans AL AQL AS-SYYASSI AL ARABI : MOUHADDIDATUH WA TAJALIYATUH, La raison politique arabe : déterminants et expressions. Casablanca/Beyrouth, 1990
[17] Présentée dans la collection d’articles remis sous le titre : AD-DIMOUQRATIYA WA HOQUQ ALINSAN (Démocratie et droits de l’homme), Casablanca/Beyrouth, 1996
[18] BURDEAU Georges, Traité de sciences politiques, op. Cit., p. 35
[19] Ibid., p. 36
[20] Ibid., p. 39
[21] Ibid., p. 60
[22] LAROUI, Abdellah, entretient op cit p33, voir aussi à ce même propos, l’idée développé par le même entretient dans, l’idéologie arabe contemporaine : Essai critique F. Maspero -1967
[23] Voir dans ce sens, l’ouvrage notoire de Abderrahmane Al kawakibi traduit en langue française par Hala Kodmani sous le titre despotisme et autres textes édition Acte Sindibad 2016
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