La danse comme brasier intérieur

Par Houda Elfchtali*
Il est des spectacles qui ne cherchent pas à raconter, mais à raviver. À réveiller en nous ce qui dort, ce qui brûle encore sous les cendres du quotidien. « Fêu », la création bouleversante de Fouad Boussouf, présentée ce 21 juin à l’Institut Français de Meknès, est de cette trempe rare. On n’y assiste pas, on y entre. On n’y regarde pas, on y respire. On y laisse battre quelque chose de très ancien.
Sur scène, dix femmes : droites, vibrantes, habitées. Elles tournent, s’étirent, se relèvent, retombent. Chaque geste semble venir de loin, d’un lieu profond et intime, là où naissent les gestes de soin, de courage, de survie. La danse ici n’est pas ornement. Elle est nécessité. Tension. Incantation. Mémoire.
Et soudain, cette phrase de Fouad Boussouf nous revient en plein cœur :
« Je me suis inspiré du labeur quotidien de ma mère et de toutes les femmes dans la création de Feu. »
Tout s’éclaire. Ce que nous voyons, c’est le feu du linge étendu, du pain pétri, du silence porté. Le feu de la dignité discrète. Le feu du recommencement.Le feu de celles qui créent sans bruit, mais sans relâche.
La scène devient matrice. Cercle originel. Chaleur d’un foyer invisible. Énergie de transmission. Force matricielle.
Ces femmes dansent comme on tisse, comme on veille, comme on enfante.
Boussouf mêle avec virtuosité la danse contemporaine et la danse moderne, les rituels ancestraux du Maghreb, et une musique hypnotique, circulaire, presque organique, faite de percussions profondes, de silences habités et d’élans de souffle. La musique ne vient pas accompagner les corps — elle les traverse. Elle en émane. Elle est battement, tension, soupir. Elle est ce langage de feu qu’aucun mot ne saurait dire.
Et tout se tient : les lumières sobres, les costumes dépouillés, l’espace nu. Rien ne détourne l’attention de ce qui palpite : la présence. L’urgence. La vérité nue.
Ces femmes ne dansent pas pour être vues.Elles dansent pour se souvenir. Pour dire l’indicible. Pour brûler ce qui doit l’être. Pour guérir ce qui peut l’être.
Fêu n’est pas un spectacle. C’est une cérémonie. Une prière de cendres. Un hommage vibrant aux femmes, aux mères, à cette part de feu que nous portons tous, et qu’il nous revient d’honorer.Et lorsque la dernière note s’éteint, une question intime demeure :Et moi, que fais-je de mon feu ? Le retiens-je, le redoute-je, ou ose-je danser avec ?
*poétesse, chroniqueuse et présidente de KalimArts
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