Pouvoir et mise en scène des faits : Cas du fait divers

Par Dr Belkassem Amenzou
———————-
Résumé
C’est un fait. Les faits divers, qui ne trouvaient pas le chemin de publication durant les années quatre-vingt, constituent aujourd’hui le créneau qui attire plus de lecteurs pour la presse écrite, de nombreux visiteurs pour la presse digitale et renforce l’audimat pour l’audiovisuel.
C’est ainsi que les faits divers ont passé d’une rubrique prétendument anodine dans les années quatre-vingt, à s’imposer dans les années quatre-vingt-dix comme sujets accrocheurs, vendeurs, avant de s’installer confortablement aujourd’hui comme créneau rapporteur, aiguisant l’appétit des médias, toutes tendances confondues.
Ainsi, le moindre fait divers a désormais toutes les chances de prendre l’ascendant sur le reste de l’actualité. Cette surexploitation du fait divers, des affaires criminelles et du récit catastrophique pour attirer plus de lecteurs, faire le buzz sur la Toile, et peser par ailleurs sur le marché publicitaire est mise à profit par les pouvoirs, qui canalisent les médias.
Et du coup, le traitement des faits divers est soigneusement abordé sous l’angle des institutions, mettant en valeur le rôle des services sécuritaires. Pour mettre en exergue ce rôle, les médias consentent à montrer les désordres avant et au moment du crime, la neutralisation des criminels, le retour à l’ordre et l’épilogue moralisateur du fait divers. La surenchère émotionnelle et la mise en scène complètent l’ornement du tableau.
Mots clés : Fait divers, sujets accrocheurs, affaires criminelles, surenchère émotionnelle, réalité langagière, récit criminel, discours moralisateur.
Introduction
C’est un fait incontestable dans la société des temps modernes. Les faits divers, qui ne trouvaient pas le chemin de publication durant les années quatre-vingt, occupent aujourd’hui un espace rédactionnel de plus en plus important. Bien plus, ils constituent le créneau qui attire plus de lecteurs pour la presse écrite, de nombreux visiteurs pour la presse digitale et renforce l’audimat pour l’audiovisuel.
C’est ainsi que les faits divers ont passé d’une rubrique prétendument anodine dans les années quatre-vingt, à s’imposer dans les années quatre-vingt-dix comme sujets accrocheurs, vendeurs, et s’installer confortablement comme créneau rapporteur, aiguisant l’appétit des médias, toutes tendances confondues. Ainsi, le moindre fait divers a désormais toutes les chances de prendre l’ascendant sur le reste de l’actualité.
Dans cette course à l’audience pour peser sur le marché publicitaire, les pouvoirs, qui disposent de leurs propres canaux, canalisent les médias et mettent à profit cette surexploitation du récit criminel à des fins politiques et parfois polémiques. Pour ce faire, le traitement des faits divers est soigneusement abordé sous l’angle des institutions, mettant en valeur le rôle des services sécuritaires.
Pour mettre en exergue ce rôle, les médias consentent à montrer les désordres sur les lieux avant et au moment du crime, la neutralisation des criminels, le retour à l’ordre et l’épilogue moralisateur du fait divers. Dans cette recherche, nous allons voir comment des récits de faits divers, ayant généralement pour mobiles : l’amour, la mort, l’escroquerie, l’arnaque, l’argent et la vengeance, ne sont en réalité que des reconstitutions informationnelles et émotionnelles de tristes évènements.
Ensuite, nous relèverons aussi que des faits divers ne sont en réalité qu’une réalité langagière. Enfin, nous soulignerons comment des tabous sont brisés, des discours moralisateurs sont transmis, des manipulations sont orchestrées et le vecteur de la peur est véhiculé.
Etat des lieux
Dans le jargon journalistique, le fait divers, orthographié aussi fait-divers, (événements appelés également les chiens écrasés en argot), est un type d’événement qui n’est classable dans aucune des rubriques qui composent habituellement un média d’actualité (international, national, politique, économique, etc.).
Par conséquent, les faits divers sont regroupés au sein d’une même rubrique, malgré l’absence de lien qui les unisse. Il s’agit généralement d’événements tragiques, tels que les crimes, les accidents, les larcins énonçables, des incendies incompréhensibles, des inondations, des ravages causés par la passion, des anecdotes morales, etc.
Si «fait divers» est une lexicalisation du XIX siècle, il a connu en réalité bien des antécédents et des avatars. L’une de ses premières manifestations se trouve dans les nouvelles à la main (avvisi en italien), correspondances manuscrites dont la tradition est déjà bien ancrée au XVè siècle. De même, selon le Trésor de la langue française, le fait divers est attesté comme rubrique journalistique dès 1859, mais il ne s’imposait pas comme tel dans d’autres langues, même dans le groupe des langues romanes, comme l’a démontré Marc Lits, professeur de communication à l’Université catholique de Louvain en Belgique et directeur de l’Observatoire du récit médiatique.
Le fait divers est donc francophone. Dans la société des temps modernes, ce phénomène a pris des proportions alarmantes aujourd’hui. Le fait divers est soigneusement annoncé à la Une des médias, notamment dans la presse écrite, et le reste de son développement est inséré dans des pages intérieures bien avant des évènements culturels, sociaux ou sportifs et aussi bien visible, lisible et bien illustré. Ce phénomène reflète-il la réalité de la criminalité dans la société ? S’agit-il d’un miroir des faits violents dans la société ou d’une fenêtre sur des cas de violence au sein de la société ? S’agit-il d’une construction du réel ou tout simplement d’une réalité langagière parfois loin de la réalité des faits ? Les lecteurs préfèrent-ils tout ce qui a trait à la violence ?
En effet, plusieurs questions se posent et s’imposent dans ce cadre. Pour le philosophe et sémiologue français, Rolland Barthes (1981), «le fait divers est riche de déviations causales : en vertu de certains stéréotypes, on attend une cause, et c’est une autre qui apparait».
Les faits divers se fondent sur une supposition de reconnaissance et une hypothèse de méconnaissance. Une reconnaissance par les lecteurs que ces récits renseignent sur la réalité des violences dans la société. Et une méconnaissance du processus de construction des articles, (diversifications des sources institutionnelles d’informations, le choix rédactionnel dans la rédaction), qui surdétermine certains actes de violence.
Ainsi, l’apparente objectivité des faits divers masque la subjectivité qui préside à leur construction, en dépit de la structure discursive qui comporte de nombreux effets de réels, les noms des rues, des quartiers, des commerces, voire des magasins et des précisions qui pourraient atteindre la couleur du véhicule du criminel ou sa plaque d’immatriculation. Il s’agit dans plusieurs cas d’une véritable mise en scène.
Reconstruction informationnelle et émotionnelle
Les faits divers fascinent les foules. Ils mettent les spectateurs et les badauds comme acteurs d’un évènement, tout en se proposant dans le même temps à leur lecture.
Dans le contexte marocain, dans le périmètre urbain ou dans des zones reculées, dès qu’un fait divers est déclaré, la foule se pose en spectatrice. Les supputations vont bon train. Les enquêteurs isolent le lieu du crime, le cadre pour des raisons de l’enquête, recherchent tout indice qui pourrait les orienter sur les pistes des criminels, mettent à leur disposition les témoins oculaires et convoquent toutes les personnes qui pourraient avoir un lien direct ou indirect avec les faits. Dans ce sillage, les représentants des médias arrivent généralement les derniers sur le lieu et ne trouvent sur la scène du crime que les témoins auriculaires et les spéculateurs, en plus des badauds.
C’est auprès de ce monde que les professionnels des médias recueillent les premières informations concernant ce qui s’est passé. Les enquêteurs, quant à eux, ne livrent pas toutes les informations pour des raisons de l’enquête et la confidentialité des investigations.
Du coup, les représentants des médias ne récoltent que des images et des versions des choses auprès des personnes qui restent sur les lieux. Le peu d’informations recueilli est ainsi mis en mots avec des techniques rédactionnelles et une mise en forme langagière pour confectionner un récit criminel avec une forte dose émotionnelle, un suspens, en évoquant des causes avant de souligner la probable.
De même, le décor est planté en faisant voir un désordre sur les lieux suivi d’un ordre rétabli par la suite grâce à l’intervention des forces de sécurité. Et au passage, la parole est donnée à l’institution sécuritaire pour donner sa version des faits qui ne va pas dans les détails pour des raisons de l’enquête, mais qui laisse entendre que la société est en sécurité et que les auteurs de tout dérapage finissent par tomber dans les filets des autorités sécuritaires compétentes. En fait, les faits divers criminels sont généralement rédigés de façon remarquablement similaire d’un quotidien à l’autre et d’un hebdomadaire à l’autre.
On y trouve les mêmes seuils textuels, les mêmes clichés, les mêmes interrogations et le même ordre narratif. En effet, entre la réalité des choses et la construction langagière de cette réalité se trouve une autre réalité. Le fait divers est une lecture facile et semble résulter d’une écriture facile, faite de clichés. «Le fait divers est un art de masse», avait écrit Rolland Barthes (1964b). Le même constat avait été dressé par l’historien français, spécialiste de l’histoire du crime et de ses représentations au XIXème siècle et début du XXème siècle,Dominique Kalifa : «Lecture du pauvre, le fait divers reste donc largement une écriture du pauvre». En plus de cette pauvreté du fait divers du bout en bout, s’ajoute la rapidité de sa consommation par ses lecteurs.
Car, s’il n’est pas monté en «affaire» par d’autres médias qui le développent dans leurs éditions suivantes, le fait divers est aussitôt renvoyé aux oubliettes et remplacé par d’autres souvent rédigés comme lui. «L’actualité dévore sans pitié ses objets», avait affirmé Julien Gracq, nom de plume de Louis Poirier, écrivain français. Effectivement, des crimes passionnels ou autres soulèvent d’étranges curiosité dans les grandes villes mouvementées, mais ces agglomérations, qui tous les matins ont de nouveaux drames à dévorer, oublient tout.
Montage du fait divers
Dans certains cas, des faits divers sont montés sur la base d’informations anodines à des fins politiques, polémiques, idéologiques et électorales. Pour ce faire, une simple rencontre entre deux acteurs politiques de sexe différent dans un contexte apolitique pourrait servir pour confectionner un fait divers laissant entendre un débridement des mœurs, un adultère.
Dans ce registre, un montage de photos des deux acteurs illustrant un récit sensuel, plongeant le lecteur/visiteur dans une ambiance érotique, donnera un fait divers qui transcendera touts les sujets d’actualité du jour ou de la semaine. Ces manipulations redeviennent sur le devant de la scène et soigneusement mises en scène lors des conjonctures électorales. Au-delà de la manipulation, la modalisation opérée par les médias se traduit par une rupture de l’habitude, de la tradition, du normal.
Pour Georges Auclair, journaliste et écrivain français, cette interruption du cours attendu des choses est caractéristique : «Il y a une contradiction entre la futilité ou la bizarrerie des motifs et le tragique». Cette mise en scène est soigneusement orchestrée avec des montages photos, le choix des mots, généralement polysémiques, des expressions et l’usage du conditionnel pour induire en erreur le lecteur/électeur. Cette manipulation est souvent d’usage à la veille des élections.
Dans le contexte marocain, des médias, notamment arabophones ont usé de cette manœuvre en septembre 2016, environ un mois avant les élections législatives du 7 octobre 2016 pour le renouvellement des membres de la Chambre des représentants du Parlement marocain.
Le quotidien Al Ahdath Al Maghribia avait publié toute une série de faits divers, durant tout le mois de septembre 2016, mettant en cause un homme politique et une femme politique, les accusant ouvertement d’adultère. Eu égard à la conjoncture politique dans le pays à ce moment et la fièvre électorale qui était à son comble, les faits divers en question avaient cartonné et leur mise en scène avait complété le reste. Car dans ce registre, ces médias donnent libre cours à leur imagination pour servir des récits sensationnels, voire érotiques, mettant en avant uniquement un titre accrocheur et une photo/montage des portraits des acteurs politiques ciblés.
Conclusion
Il faut dire que la chronique des faits divers reproduit dans la plupart des cas des représentations sociales largement ancrées et partagées par les journalistes et les lecteurs. Elle est loin de refléter la réalité. En 2016, par exemple, la criminalité avait nettement baissé au Maroc, selon les statistiques rendues publiques par la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), à l’occasion de l’anniversaire de sa création, mais durant la même année, un rapport diffusé par la fédération des éditeurs de journaux au Maroc (FMEJ) avait révélé que la couverture médiatique des faits divers avait nettement augmenté. Un paradoxe.
C’est dire que l’omniprésence des faits divers dans les médias et l’espace rédactionnel qu’il occupe ces dernières années ainsi que les traitements médiatiques qui lui sont réservés ne reflètent pas la réalité des choses.
Les médias, semble-t-il, influencés par les lois du marché et le phénomène de la marchandisation de l’information, œuvrent pour servir aux lecteurs une information consommable. Dans ce trainement du fait divers, l’information n’explique rien, n’évalue rien et ne détermine pas le responsable.
Du coup, la seule attitude possible du public c’est la compassion avec la douleur et le drame des victimes. Deux consciences sont éveillées dans ce cadre, la conscience «sécuritaire» et la conscience «humanitaire», déclenchant le facteur «peur». Une autre caractéristique de l’information aujourd’hui, largement influencée par les nouvelles technologies de communication, est sa rapidité. Informer, ce n’est pas répondre à des questions, à des interrogations, c’est faire assister à l’événement….. aux faits divers.
Bibliographie
Barthes Roland (1981), Essais critiques, Paris, Seuil, (édition originale 1964), pp.192- 193.
DubiedAnnik& Marc Lits (1999), Le fait divers, Paris, PUF, pp.53-54.
Elejabarrieta Fran (1996), « Le concept de représentation sociale », in Deschamps JeanClaude& Jean-Luc Beauvois, Des attitudes aux attributions. Sur la construction de la réalité sociale, Grenoble, PUG, p. 44.
Peralva Angelina & Éric Macé (2002), Médias et violences urbaines. Débats politiques et constructions journalistiques, Paris, La Découverte, pp.31-32.
http://www.cahiersdujournalisme.net/
Comments 0