La mort de l’Enseignant

Par Houda Elfchtali
Hier, quelque part dans une classe marocaine, la craie a cessé de grincer. Pas parce qu’on a tourné la page. Mais parce que la main qui la tenait a été violemment arrachée au monde. Une enseignante est morte. Pas d’une maladie incurable. Pas de vieillesse. Pas d’un accident. Non. Elle est morte poignardée par l’un de ceux qu’elle essayait d’éclairer.
Nietzsche, dans sa terrible lucidité, avait déclaré : « Dieu est mort ». Pas par haine, mais comme constat du vide que l’homme avait creusé sous ses propres pas. Aujourd’hui, nous pourrions murmurer, la gorge serrée : « L’enseignant est mort. » Non pas une mort symbolique. Une mort réelle. Physique. Tragique. L’enseignant est mort sous les coups de ce que notre société a produit de plus cruel : l’indifférence.
On dit que l’école est un sanctuaire. Faux. Elle est devenue une arène. On y entre armé de colère, de frustration, de téléphones et de haine. Et parfois, de couteaux.
On pleure une femme aujourd’hui. Une éducatrice. Une passeuse de savoirs. Une voix douce ou sévère, patiente ou usée, mais une voix qui disait encore : « Tu peux apprendre. Tu peux comprendre. » Elle est morte debout, comme ces statues qu’on renverse dans des révolutions aveugles. Non pas parce qu’elle représentait le pouvoir, mais parce qu’elle symbolisait l’effort, la rigueur, le respect. Trois mots qui font rire certains enfants d’aujourd’hui et fuir leurs parents.
Où étions-nous pendant que cette colère grandissait dans les couloirs des écoles ? Où étions-nous quand l’autorité du maître a été dissoute dans les discours vides de « pédagogie moderne » ? Quand le respect a été relégué au rang d’optionnelle obéissance ? Quand les parents sont devenus les avocats de leurs enfants au lieu d’en être les guides ?
L’enseignante est morte. Et avec elle, un peu plus de ce qui tenait encore debout dans notre société. Elle est morte d’avoir cru que le savoir protège, qu’il guérit, qu’il sauve. Elle est morte de croire que son rôle avait un sens.
Mais n’est-ce pas aussi nous qui l’avons tuée ? Oui, nous. Collectivement. À force de mépriser les profs, de les ridiculiser dans les sketchs, de les sous-payer, de les épuiser. À force de transformer l’école en terrain de guerre sociale, de laisser les enfants hurler dans le vide, pendant que les adultes les regardent avec des écrans en guise de regards.
Aujourd’hui, ce n’est pas seulement une enseignante qui meurt. C’est le pacte social entre les générations. C’est l’idée que l’éducation élève. C’est la promesse que l’école protège.
Et demain ? Quel enseignant osera encore poser son cartable sur une table sans avoir un œil sur la porte, un autre sur le sac d’un élève ? Quel enseignant osera encore rêver de changer une vie quand sa propre vie peut s’éteindre à tout moment dans une salle de classe ?
Nietzsche avait raison. Quand meurt ce qui relie les êtres humains à un idéal plus grand qu’eux, tout s’effondre. Et l’école, hélas, s’effondre avec.
Mais il ne suffit pas de pleurer cette femme. Il faut hurler. Hurler notre honte, notre peur, notre impuissance. Hurler pour elle, pour celles et ceux qui continuent malgré tout, debout dans les tempêtes, à écrire au tableau noir des lueurs d’avenir.
Parce que l’enseignant est mort, oui.
Mais il ne doit pas être enterré avec notre silence.
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